Conte breton : "La mère qui pleurait trop son fils"

Publié le par Océ

 En ces temps fort matérialistes et très troublés par le sort de Vincent Lambert, chacun peut être conduit à s' interroger sur son attitude face à la mort.                  

  Peut-être est-ce l'occasion de retrouver ou de découvrir ce que pensaient nos ancêtres, raison pour laquelle seront donnés aujourd'hui deux extraits du recueil La Légende de la mort en Basse-Bretagne. L'ouvrage résulte de la collecte de récits populaires effectuée par Anatole Le Braz à la fin du XIXème est célèbre au-delà des marches de la Bretagne armoricaine car il intéresse les littéraires comme les scientifiques, les philosophes comme les sociologues...

  Lexique :  Anaon : "Le peuple immense des âmes en peine s’appelle l’Anaon."(Le Braz)  Ankou : ce personnage est le serviteur de la Mort. Porteur d'un maillet, d'une flèche et, le plus souvent, d'une faux, il est annoncé  par le grincement d'une charrette dans la nuit. Sur la côte, il transporte les âmes dans une barque, comme Charon.

  Le 1er passage proposé est extrait du conte intitulé "Il ne faut point trop pleurer l’Anaon". Le personnage central est une fille qui est inconsolable de la mort de sa mère laquelle va lui apparaître la nuit et lui parler :

   "Souviens-toi qu’il ne faut point pleurer l’Anaon. Si les âmes sont heureuses, on trouble leur béatitude ; si elles attendent d’être sauvées, on retarde leur salut ; si elles sont damnées, l’eau des yeux qui les pleurent retombe sur elles en une pluie de feu qui redouble leur torture en renouvelant leurs regrets."

   Le texte intégral est accessible à l'adresse suivante, chapitre 6, conte LV :

https://fr.wikisource.org/wiki/La_L%C3%A9gende_de_la_mort_en_Basse-Bretagne/L%E2%80%99anaon

 Une version moderne des textes  du recueil d'A. Le Braz sous le crayon de Christophe Babonneau.
 Une version moderne des textes  du recueil d'A. Le Braz sous le crayon de Christophe Babonneau.

Une version moderne des textes du recueil d'A. Le Braz sous le crayon de Christophe Babonneau.

  En  suivant le lien, on trouvera un autre récit ( LVI),  sous le titre " La mère qui pleurait trop son fils".

  Le second extrait proposé : 

   "Grida Lenn avait un fils unique qu’elle adorait. Son rêve était d’en faire un prêtre. À ce dessein, elle l’avait envoyé étudier au petit séminaire de Pont-Croix. Tous les dimanches, pour l’aller voir, elle faisait le trajet de Dinéault à Pont-Croix, qui est bien d’une dizaine de lieues. Un jour qu’elle débarquait de voiture à la porte du collège, on lui apprit que Noëlik (c’était le nom de ce fils tant aimé) était tombé très malade et que le médecin désespérait de le sauver. Grida devint blanche comme une feuille de papier. Trois jours et trois nuits, elle veilla au chevet de son enfant, sans vouloir prendre aucune nourriture. Il mourut.[...] Et, à partir de ce moment, elle passa presque tout son temps, agenouillée sur cette tombe, à pleurer, à sangloter, à supplier Dieu de lui rendre son fils, son pauvre cher fils.

Les prêtres de la paroisse essayèrent de calmer sa douleur. Mais leurs efforts réunis demeurèrent impuissants. On avait beau la sermonner, lui remontrer que c’est blasphémer contre les morts que de ne se résigner pas à leur perte, rien n’y faisait.

On crut dans le pays qu’elle en deviendrait innocente.[...]

 Le tryptique "Valse lente pour l’Anaon" gravure sur cuivre de Velly.

Le tryptique "Valse lente pour l’Anaon" gravure sur cuivre de Velly.

( Grâce à l'intercession du recteur de la paroisse, Noëlik va apparaître nuit après nuit à sa mère et l'obliger à lui obéir).

— Ma mère, prononça-t-il, nous ne devons plus nous embrasser, avant le jour du dernier jugement.

Il se pencha pour cueillir une branche à la touffe de genêt.

— Quoi que j’exige de vous, vous avez juré de vous y soumettre.

— C’est vrai, j’ai juré, répondit Grida.

— Prenez donc cette branche de genêt et fouettez-moi de toutes vos forces.

La pauvre femme se recula, suffoquée d’étonnement et aussi d’indignation.

— Te fouetter, moi !… Fouetter mon fils, mon Noëlik tant aimé ! Ah ! non, par exemple, jamais !!!

Le mort reprit :

— C’est parce que vous m’avez trop aimé autrefois, c’est parce que vous ne m’avez jamais fouetté, qu’il faut que vous le fassiez maintenant. Je ne serai sauvé qu’à ce prix.

— S’il le faut pour ton salut, soit ! dit Grida Lenn.

Elle se mit à le fouetter, mais si doucement qu’elle effleurait à peine le cadavre.

— Plus fort ! plus fort ! cria celui-ci.

Elle frappa plus rudement.

— Plus fort ! plus fort encore ! ou je suis perdu, perdu à tout jamais ! criait toujours Noëlik.

Elle frappa avec emportement, avec fureur. Le sang jaillissait du corps de son fils. Mais toujours Noëlik criait :

— Hardi ! ma mère ! Encore donc ! Encore !

Sur ces entrefaites, les douze coups de minuit achevèrent de sonner à l’horloge de la tour.

— C’est fini, pour ce soir, dit le mort à Grida, mais si vous tenez à moi, vous reviendrez demain à la même heure.

Et il disparut dans la tombe qui se referma sur lui.

Grida s’en retourna chez elle, en compagnie du recteur. Pendant le trajet, celui-ci demanda :

— N’avez-vous rien remarqué de particulier ?

— Si, dit-elle. Il m’a semblé que le corps de Noëlik devenait plus blanc, à mesure que je le battais davantage.

— C’est bien cela, dit le recteur.

Il ajouta :

— Maintenant que je vous ai mise en rapport avec votre fils, vous pouvez vous passer de mon ministère. Tâchez seulement d’avoir la force d’aller jusqu’au bout.

Donc, le lendemain, Grida Lenn se rendit seule au tombeau du clerc. Les choses se passèrent exactement comme la veille, sauf que la mère ne se fit plus prier pour fouetter son enfant, et qu’elle fouetta, fouetta, jusqu’à n’en pouvoir plus.

— Ce n’est pas encore assez, lui dit Noëlik, lorsque le douzième coup sonna. Il faudra que vous reveniez une troisième fois.

Elle revint.

— Surtout, ma mère, supplia le jeune homme, allez-y cette fois de tout votre cœur et de toutes vos forces !

Elle se mit à le battre avec tant d’acharnement que la sueur tombait d’elle comme une pluie d’orage et que le sang jaillissait du corps de Noëlik comme l’eau jaillit d’une pomme d’arrosoir.

À la fin, sentant son bras se raidir et l’haleine lui manquer, elle cria :

— Je n’en puis plus, mon pauvre enfant ! Je n’en puis plus !

— Si ! Si ! Encore ! Mère, je vous en conjure ! disait la voix de son enfant, et cela avec un tel accent d’angoisse que Grida retrouva une seconde d’énergie.

Malgré ses tempes qui bourdonnaient, malgré ses jambes qui fléchissaient sous elle, elle fit un effort suprême.

Mais aussitôt elle tomba à la renverse.

Grâce à Dieu, son dernier effort avait suffi.

Couchée sur le dos dans l’herbe du cimetière, elle vit le corps de son fils, devenu blanc comme neige, s’élever doucement dans le ciel, comme une colombe qui prend son vol.

Quand il fut à quelque hauteur au-dessus d’elle, il lui dit :

— Ma mère, en m’aimant trop pendant ma vie, en me pleurant trop après ma mort, vous aviez retardé ma béatitude éternelle. Il fallait, pour que je fusse sauvé, que vous fissiez sortir de moi autant de gouttes de sang que vous aviez versé sur moi de larmes. Désormais, nous sommes quittes. Merci !

Sur ce mot, il s’évanouit dans l’air.

À partir de cette nuit, Grida Lenn ne pleura plus. Elle avait compris que son fils était mieux là où il était qu’il ne l’aurait jamais été sur terre."

Publié dans Société, Littérature

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