Le triomphe des incultes

Publié le par Océ

    Les manifestations se multipliant à juste titre contre les survivances du racisme  dans  les sociétés modernes, beaucoup semblent trouver normal de détruire les marques  d'un passé honni.

    Faire tomber les statues d'hommes célèbres dont on sait maintenant qu'ils ont  été favorables à l'esclavage qui les a même, parfois,  enrichis,  est  une façon de se faire justice avec des siècles de retard  et pour un intérêt discutable.    

   Personne ne songe à faire raser les pyramides d'Egypte dont la construction a fait des milliers de malheureux et de morts. Pourquoi ne parlerait-on  du "devoir de mémoire"  que pour les crimes des nazis contre les Juifs ?  Pourquoi faire tomber des statues, changer des noms de rue, là où il faudrait informer, expliquer pour faire prendre conscience de ce qui a existé voici des siècles  et qui appartient à notre passé commun ?

  Et puisque l'esclavage de jadis indigne, à juste titre, le moment est venu de dénoncer l'esclavage moderne dont la presse se fait parfois l'écho. On songera aux petits domestiques employés clandestinement dans  les beaux quartiers, parfois par des gens de leur famille, aux ouvriers exploités sur les grands chantiers, aux jeunes Asiatiques  dans les émirats, à tous ceux qui fabriquent nos vêtements pour quelques centimes d'euros dans des conditions sanitaires effroyables... On ne peut pas changer le passé mais sa connaissance  nous oblige à améliorer le présent.

Incendie de la bibliothèque de Strasbourg, bombardée par les Allemands en 1870, un an avant l'évocation de l'incendie de celle des Tuileries par Hugo.

Incendie de la bibliothèque de Strasbourg, bombardée par les Allemands en 1870, un an avant l'évocation de l'incendie de celle des Tuileries par Hugo.

  La volonté de détruire les marques du passé  ne s'est pas limitée aux statues et aux plaques des rues et c'est le moment de relire un poème  de Hugo,  écrit en 1871 lors de la Commune de Paris à la suite de l'incendie de la bibliothèque des Tuileries.   Le texte est donné en intégralité pour mesurer le poids de sa chute et se retrouve dans le recueil L’Année Terrible, VIII (1872).

             « A qui la faute ? »                                                                                                                                                                                                                                                                                                                     « Tu viens d’incendier la Bibliothèque  ?                                                                                                                 Oui.
J’ai mis le feu là.

– Mais c’est un crime inouï !
Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C’est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l’aurore.
Quoi! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d’oeuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l’homme antique, dans l’histoire,
Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
Des Homères, des Jobs, debout sur l’horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l’esprit humain tu fais de la fumée !              

As-tu donc oublié que ton libérateur,
C’est le livre ? Le livre est là sur la hauteur;
Il luit; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il détruit l’échafaud, la guerre, la famine
Il parle, plus d’esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
L’âme immense qu’ils ont en eux, en toi s’éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu’eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t’enseignent ainsi que l’aube éclaire un cloître
À mesure qu’il plonge en ton coeur plus avant,
Leur chaud rayon t’apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l’homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C’est à toi comprends donc, et c’est toi qui l’éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l’erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un noeud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l’ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
Le livre est ta richesse à toi ! c’est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !

– Je ne sais pas lire. »

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