Le piège de la consommation au fil des ans

Publié le par Océ

 Un grand magasin au XIXième siècle.

Un grand magasin au XIXième siècle.

 Dans le roman  titré Au Bonheur des Dames, nom du grand magasin  que dirige Octave Mouret,  Emile Zola    raconte la naissance et la croissance d'une nouvelle forme de commerce qui va engloutir  les petites boutiques indépendantes.  Dans le passage suivant, Octave Mouret développe  une de ses stratégies. L'ouvrage n'a rien perdu de sa modernité, vision efficace et effrayante car toujours d'actualité, donnée dans une structure romanesque.

  •    1883 :  la mise en place d'un produit d'appel

"-  En vérité mon cher, vous n’aurez jamais le sens de la femme. Comprenez donc qu’elles vont se l’arracher, cette soie !

-   Sans doute, interrompit l’intéressé, qui s’entêtait, et plus elles se l’arracheront et plus nous perdrons.

-  Nous perdrons quelques centimes sur l’article, je le veux bien. Après ? Le beau malheur, si nous attirons toutes les femmes et si nous les tenons à notre merci, séduites affolées devant l’entassement de nos marchandises, vidant leur porte-monnaie sans compter ! Le tout, mon cher, est de les allumer, et il faut cela un article qui flatte, qui fasse époque. Ensuite, vous pouvez vendre les autres articles aussi cher qu’ailleurs, elles croiront les payer chez vous meilleur marché. Par exemple, notre Cuir-d’Or, ce taffetas à sept francs cinquante, qui se vend partout ce prix, va passer également pour une occasion extraordinaire et suffira à combler la perte du Paris-Bonheur1. Vous verrez, vous verrez !"

Emile Zola, Au Bonheur des Dames, 1883

1 autre nom de tissu vendu par le magasin

  • "Je vous drogue à la nouveauté" par Frédéric Beigbeder dans  99 francs (Editions Grasset, 2000).

  "Je me prénomme Octave et m’habille chez APC. Je suis publicitaire : eh oui, je pollue l’univers. Je suis le type qui vous vend de la merde, qui vous fait rêver de ces choses que vous n’aurez jamais. Ciel toujours bleu, nanas jamais moches, un bonheur parfait, retouché par Photoshop. Images léchées, musiques dans le vent. Quand, à force d’économies, vous réussirez à vous payer la bagnole de vos rêves, celle que j’ai shooté dans ma dernière campagne, je l’aurai déjà démodée. J’ai trois vogues d’avance, et m’arrange toujours pour que vous soyez frustré. Le Glamour, c’est le pays où l’on arrive jamais. Je vous drogue à la nouveauté, et l’avantage avec la nouveauté, c’est qu’elle ne reste jamais neuve. Il y a toujours une nouvelle nouveauté pour faire vieillir la précédente. Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas.

Votre souffrance dope le commerce. Dans notre jargon, on l’a baptisée «  la déception post-achat ». Il vous faut d’urgence un produit mais dès que vous le possédez, il vous en faut un autre. L’hédonisme n’est pas un humanisme : c’est du cash flow. Sa devise ? « Je dépense donc je suis. » Mais pour créer des besoin, il faut attirer la jalousie, la douleur, l’inassouvissement : telles sont mes munitions. Et ma cible, c’est vous. "     

  •    "La féérie publicitaire" ou "représentation manipulatrice"

  "On parle peu du message global dans lequel nous entortille, jour après jour, la publicité. Un message à la fois global et subliminal dont les effets, à bien réfléchir, sont effarants. Tous ces spots nous montrent des ménagères impeccables, astiquant de spacieuses cuisines, des chaumières pimpantes, des septuagénaires d’attaque, des tablées de convives dans la lumière, des enfants radieux dégustant des friandises sucrées, des amoureux au physique hollywoodien, des monospaces traversant des campagnes automnales, des grands-mères au teint de pêche et des couchers de soleil etc. Bref, il existe une féerie publicitaire dont personne n’est dupe sur le moment mais qui, à la longue, engendre malgré tout cette funeste conséquence : l’évacuation du réel.

    En d’autres termes, nous sommes publicitairement assignés à une fausse vérité ; nous sommes précipités dans un monde aseptisé et gentil où la consommation d’objets procure à chacun une félicité ébahie. Cette théâtralisation finit par substituer son omniprésence au réel, de sorte que ce dernier se trouve littéralement congédié. Par le truchement de ces « cartes postales » enchantées, nous vivons ailleurs, à côté, dans le simulacre.

    Nos sociétés n’ont évidemment rien à voir avec cette représentation manipulatrice. Elles sont infiniment plus dures, plus inégalitaires, plus souffrantes.

   Aujourd’hui, l’écart entre le réel de tous les jours et cette image fantasmatique est devenu si grand que le fonctionnement de la démocratie elle-même en est affecté. Comment débattre, comment délibérer sérieusement, comment réfléchir ensemble si personne ne sait plus vraiment dans quel monde on vit ?"

      Jean-Claude Guillebaud, « La féerie publicitaire », TéléCinéObs n°55, septembre 2004

      Un autre article, plus récent (du même auteur Jean-Claude Guillebaud , reprend l'essentiel de ce papier en y ajoutant un regard politique plus cruel  à la fin :  Les “fausses nouvelles” publicitaires (nouvelobs.com)

  •  Influenceurs, placebo et "shrinkflation"

  "Pour autant, certaines pratiques du marketing sont effectivement manipulatoires. Le « marketing expérientiel » – un grand nom pour dire qu’on se soucie de l’expérience globale du client, dans un magasin par exemple – met en condition le client en s’adressant à tous les sens. Des célébrités et leaders d’opinion se font les porte-paroles de marques sans que la nature mercantile de ces relations soit toujours explicite. Lorsqu’un fabricant de cosmétiques vante les résultats miraculeux de sa crème, mais que son étude ne s’appuie que sur la perception subjective d’un panel très limité de clientes, on fait prendre un effet placebo pour un résultat scientifique. Quand certaines marques réduisent discrètement la quantité offerte d’un produit pour le même prix, elles font croire que le prix est stable alors qu’il a augmenté à volume constant. Les produits alimentaires et cosmétiques sont plein d’ingrédients mis en avant sur le packaging, qui se retrouvent dans le produit, mais qui n’ont aucun effet actif (ou le même que n’importe quel substitut moins exotique) : du plancton marin ou de l’eau de source de l’Himalaya (sic) dans une crème, une plante rare ou aux bénéfices symboliques dans un shampoing, de la gousse de vanille dont on a retiré tout l’extrait dans une crème à la vanille (parce que les petits morceaux noirs font naturel)."

     Jacques Lendrevie, Julien Lévy, Mercator – Théories et nouvelles pratiques du marketing, 10e éd, Dunod, 2013.

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