La nostalgie de deux esthètes

Publié le par Océ

Bac et pont, poésie et efficacité.

Bac et pont, poésie et efficacité.

    Avant la mondialisation, avant l'Europe, avant l'euro...tout semblait tellement mieux. Oui, peut-être, la nostalgie favorisant le souvenir réel ou fantasmé d'une forme d'âge d'or. On oublie les guerres mondiales, la pauvreté de pans entiers du pays, la dureté de la vie rurale et la cruauté de l'urbanisation accélérée.

    Toutes les époques ont connu cette crainte du changement et, en même temps, ce regret du passé. En choisissant le point de vue de deux artistes, Zola  montre le conflit des valeurs  dans une société moderne dynamisée par les progrès techniques. 

     Dans cet extrait du roman L'Oeuvre, le peintre Claude Lantier se promène dans un paysage  privilégié par les impressionnistes. A ses côtés, Sandoz, un romancier.  Tout est là mais pas vraiment car transformé  au nom de la technique et de l'utilitarisme. La souffrance jaillit des souvenirs et aussi de la coexistence de deux paysages, l'ancien et le nouveau.

   "A mesure qu'il avançait le long de la berge, il se révoltait de douleur. C'était à peine s'il reconnaissait le pays. On avait construit un pont pour relier Bonnières à Bennecourt : un pont, grand Dieu ! à la place de ce vieux bac craquant sur sa chaîne, et dont la note noire, coupant le courant, était si intéressante ! En outre, le barrage établi en aval, à Port-Villez, ayant remonté le niveau de la rivière, la plupart des îles se trouvaient submergées, les petits bras s'élargissaient. Plus de jolis coins, plus de ruelles mouvantes, où se perdre, un désastre à étrangler tous les ingénieurs de la marine !
— Tiens ! ce bouquet de saules qui émergent encore, à gauche, c'était le Barreux, l'île où nous allions causer dans l'herbe, tu te souviens ?... Ah ! les misérables !
    Sandoz, qui ne pouvait voir couper un arbre sans montrer le poing au bûcheron, pâlissait de la même colère, exaspéré qu'on se fût permis d'abimer la nature.
    Puis, Claude, lorsqu'il s'approcha de son ancienne demeure, devint muet, les dents serrées. On avait vendu la maison à des bourgeois, il y avait maintenant une grille, à laquelle il colla son visage. Les rosiers étaient morts, les abricotiers étaient morts, le jardin très propre, avec ses petites allées, ses carrés de fleurs et de légumes entourés de buis, se reflétait dans une grosse boule de verre étamé, posée sur un pied, au beau milieu ; et la maison, badigeonnée à neuf, peinturlurée aux angles et aux encadrements en fausses pierres de taille, avait un endimanchement gauche de rustre parvenu, qui enragea le peintre.
    Non, non, il ne restait là rien de lui, rien de Christine, rien de leur grand amour de jeunesse ! Il voulut voir encore, il monta derrière l'habitation, chercha le petit bois de chênes, ce trou de verdure où ils avaient laissé le vivant frisson de leur première étreinte ; mais le petit bois était mort, mort avec le reste, abattu, vendu, brûlé. Alors, il eut un geste de malédiction..."

                                                                       Émile Zola, L'Oeuvre, 1886

Sisley, La Seine près de Bougival (1874).

Sisley, La Seine près de Bougival (1874).

Publié dans Société, Littérature

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