Le renversement des illusions

Publié le par Océ

Ah ! les îles lointaines et leurs promesses...

Ah ! les îles lointaines et leurs promesses...

 Un exemple du poids des idées sur la réalité de ce que nous voyons peut être lu ci-dessous avec un extrait de La Connaissance inutile (essai de J F Revel publié en 1988).

  A partir de l'exemple de l'image de Tahiti dans l'imaginaire des philosophes du XVIIIème, Revel explique  comment  des hommes éclairés au sens philosophique du terme  en arrivent à ne voir que ce qu'ils veulent voir.

 L'ironie de Revel, acerbe à l'égard des grands noms de la vie intellectuelle du XVIIIème,   suscite toujours la réflexion car nous sommes nombreux à rêver de paradis exotiques en oubliant la réalité de la situation économique et sociale de ces supposées terres magiques. Nostalgie du paradis perdu ? Illusion  de l'existence de celui que nous n'oserions plus appeler un "bon sauvage" mais que nous imaginons libre de nos contraintes modernes et matérialistes ?

 Bien qu'ancien, le texte reste intéressant et invite le lecteur à remplacer Tahiti et philosophes des lumières par d'autres termes plus proches de notre quotidien. Jolie manière aussi  de réfléchir, par exemple, au succès des thèses complotistes alors que nous débordons d'informations.

Jean-François Revel (1924-2006),résistant, journaliste, écrivain, académicien français,

http://chezrevel.net/courte-biographie/

   " Le « mensonge tahitien » naît en effet au point de rencontre de l’Europe des Lumières, nourrie de préjugés sur le « bon sauvage », et d’une réalité que ses premiers observateurs étudient fort négligemment dans ce qu’elle a d’original et qui les intéresse en elle-même fort peu. Et pourtant - on pourrait presque dire : malheureusement - les expéditions vers Tahiti étaient composées à dessein d’intellectuels éminents, triés sur le volet, de savants, de fervents lecteurs de l’Encyclopédie. Ce choix donna de bons résultats en matière d’observations botaniques ou astronomiques. En revanche, dès qu’il s’agit des mœurs et de la société, les « navigateurs-philosophes », comme on les appelle, les Anglais Samuel Wallis ~James Cook, le Français Louis-Antoine de Bougainville, se révèlent, à la lettre, incapables, trop souvent, de percevoir ce qu’ils ont sous les yeux. Ils se sont embarqués à la poursuite de l’utopie réalisée, de la  «nouvelle Cythère» et ils font de leurs songes la matière première de leurs observations. Il leur faut un « bon sauvage » honnête : aussi passent-ils sous silence ou ne mentionnent-ils que du bout des lèvres les larcins incessants dont ils sont victimes. Le bon sauvage doit être épris de paix : ils ne s’aviseront donc qu’à regret, sans y insister, des guerres tribales qui ensanglantent sans cesse les îles au moment même de l’expéditions. Quand des navires européens sont attaqués, des matelots massacrés les narrateurs européens effacent le plus possible de leurs récits ces épisodes déplaisants pour s’appesantir sur les périodes de réconciliation et d’amitié avec les Tahitiens.

Une image carte postale qui cache la situation réelle de l'île.

Une image carte postale qui cache la situation réelle de l'île.

    Ces moments, certes, fourmillent d’agréments, ne fût-ce qu’à cause de la liberté sexuelle régnant dans les îles, de l’absence de toute culpabilité liée au plaisir, principal sujet de la réflexion morale des contemporains. Diderot y insistera justement dans son Supplément au voyage de Bougainville. Mais, quand on lit entre les lignes certains récits de voyage, on apprend que les exquises Tahitiennes ne se prodiguaient point sans contrepartie, que le prix de leur amour, soigneusement proportionné à leur jeunesse et à leur beauté, se fixait à l’avance d’un commun accord. Usage, somme toute, point très différent de ce qui se pratiquait alors dans les jardins du Palais-Royal et autres lieux de plaisir de Paris, dont Bougainville, un libertin mondain et cultivé, était du reste un habitué notoire et fort prisé. Le bon sauvage ne doit-il pas être un adepte de l’égalité ? Aussi les « navigateurs-philosophes » ne discernent-ils jamais volontiers la division rigoureuse en quatre classes sociales, fortement hiérarchisées, de la population tahitienne. Indemne de toute superstition, l’Océanien ne vénère aucune idole, nous rapporte-t-on : ce qui indique plutôt combien les navigateurs ont la vue basse. Le Polynésien est vaguement déiste nous assurent-ils. Il a sans doute lu le Dictionnaire philosophique de Voltaire, et il adore un « Être suprême ». Le voilà précurseur de Robespierre !

   À contrecœur, les hommes éclairés, venus de la cruauté civilisée pour contempler la bonté naturelle du sauvage, concèdent néanmoins que les Tahitiens s’adonnent, malgré leurs penchants philanthropiques, aux sacrifices humains et à l’infanticide. Autre égarement regrettable : de nombreuses peuplades océaniennes sont anthropophages. Cook, d’ailleurs, le plus lucide, au demeurant, des explorateurs de ce temps, perdra tous ses doutes à ce sujet au moyen d’une ultime observation ethnographique, puisqu’il achèvera malencontreusement sa carrière dans l’estomac de quelques natifs des îles Hawaii."

Publié dans Société, Littérature

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article